Analyses / Réflexions

L’Histoire du plaisir et de la désolation  (novembre 1979 – mars 1981)

L’Histoire du plaisir et de la désolation a été écrite entre novembre 1979 et mars 1981.

Trois mouvements enchaînés : Harmonie du diable – Plaisir-désir – Ronde de la désolation

 

Les textes suivants sont extraits de réflexions sous forme de « journal », écrit pendant la composition et immédiatement après. C’est pourquoi ils sont datés. Ils n’ont pas de prétention littéraire ou philosophique, mais il faut les prendre comme moments de la vie quotidienne.

Pendant la composition de cette pièce, j’écoutais beaucoup de musique du début du 20ème siècle : Debussy, Ravel, Stravinsky première manière, et aussi Bartok et Prokofiev. Je me suis laissé imprégner par la richesse de ces orchestrations, par la matière musicale, qui me semblait nouveauté par rapport à celles qui sont venues après. Ou ai-je écouté d’une nouvelle manière ?

 

19 mai 1980

Je me rends compte que mon Histoire du … etc… est composée autour de l’idée de dualité (on pourrait dire antagonisme, mais je n’aime pas ce mot).

Donc dualité.

 

Les 3 mouvements sont des dualités différentes. Le premier est une dualité harmonique des accords, ou « harmonie du diable » à cause du triton qui, comme chacun sait, est le diable dans la musique.

Les second est une dualité des lignes superposées, je pourrais employer le mot contrapuntique, mais je le trouve trop scolaire et sonnant laidement comme souvent les trucs spécialisés. Superposition de 2 éléments, par exemple la percussion et la ligne mélodique, ou les deux lignes mélodiques en canon (encore un mot que je n’aime évidemment pas, c’est vindicatif).

Quant à la troisième partie, elle a une dualité thématique. C’est dans la succession que la dualité est formulée.

 

Je crois qu’il faut dire que dans tous les cas, la dualité n’est pas entendue comme antinomie, mais comme équilibre dynamique. Entendue comme complément des harmonies vitales. L’harmonie et son complément désharmonique.

Nous sommes loin ici de la dualité conventionnelle entre le bien et le mal, entre le positif et le négatif.

 

4 janvier 1981

Quel désespoir.

Echec de la vie ou échec à la vie, choix de la guerre.

Echec au plaisir, échec au plaisir de vivre, on choisit la destruction et le plaisir de l’homme devient le plaisir de la destruction, la mort.

L’homme viril, l’homme horrible dans sa violence de mort, d’organiser la mort. L’homme horrible et ridicule dans son pouvoir et dans l’expression absurde de son pouvoir.

L’homme stupide qui détruit avec violence, avec haine, l’homme qui ne connaît pas l’amour, qui ne connaît pas la tendresse, qui ne connaît pas la caresse de la sensualité sans pouvoir.

 

8 mars 1981

« Harmonie du diable » est le fruit d’une émotion qui conduit au plaisir.

Elle essaie d’exprimer la vie sans contrainte puritaine, et la sensualité sonore en liberté autant que moi, compositeur, et donc limité dans mon savoir et mon expérience quelle qu’elle soit, j’ai pu le faire. Comme si la liberté imprimait dans l’écriture sa propre faiblesse, son propre désarroi.

Comment parler du plaisir quand toute notre éducation et tradition culturelle le situent en enfer. Comment une chose qui semble naturelle au niveau du langage, peut-elle être entachée de légèreté au niveau du concept.

Au point que si on parle du plaisir, on parle en même temps de tout ce qui dans la vie est recouvert par la couverture du superficiel, et généralement honteux.

 

13 mars 1981

Je disais quelque part que le plaisir avait besoin de temps; qu’il s’y déploie. Alors que le désir peut être dans l’instant.

C’est pourquoi la deuxième partie, « plaisir-désir » joue des deux pôles, d’un coté il y a continuité et un laisser-faire du plaisir de cette continuité, et de l’autre, il y a des désirs soudains, qui sont quelquefois incongrus.

C’est aussi la dualité entre le lent et le vif, cette mouvance qui est mon plaisir. Mais pas seulement le mien, car le plaisir prend là une fonction sociale dans ce qu’il a de revendicatif, de revendiquer le droit à l’existence. C’est l’essence même de la vie qui justement par le social, est refusée, par le jeu du pouvoir est brisée.

Dans cet interdit multiforme, le plaisir est renvoyé comme image de trivialité.

 

14 mars 1981

J’ai souvent parlé de la musique comme d’un langage, qui serait proche de la parole. Ainsi en terme clair, la musique « dirait » quelque chose, mais ne le dirait pas en terme claire. Ou le dirait en terme clair mais complexe, ou le dirait en terme complexe, mais pas entendu  comme terme clair.  Ou aussi, clair, peut-être compris dans le sens de complexe.

 

18 mars 1981

Bien sûr, intellectuellement on réfléchit, on discute, on se dit libéré, mais est-ce bien profondément si sûr.

Alors mon deuxième mouvement dérape.

Au moment où le plaisir pourrait devenir éclatant, où il pourrait réellement décoller pour tournoyer librement, il se casse la figure et progressivement se détériore dans un échec violent. Il s’emballe en tournant et retombe dans la boue.

Perte du plaisir.

 

Cette fois, je ne sais pas dire si je n’ai pas su assumer le plaisir, ou que ce plaisir n’était pas réellement le sujet puisqu’il fallait montrer qu’il était impossible, ou qu’il fallait montrer que le plaisir était impossible justement parce qu’il était impossible à vivre, et que comme il était impossible à vivre, il fallait le déchoir.

Et ne suis-je pas là tombé dans le piège que je voulais moi-même dénoncer, et ne suis-je pas aussi un artisan du piège, un tortionnaire du plaisir ?

 

Je ne sais pas. Je ne sais plus. C’est pourquoi il y a désolation.