Analyses / Réflexions

Cycle des Souvenirs

Exploitation des Concepts à propos de Cycle des souvenirs  (1995 – 2000)

Installation son et image pour 6 lecteurs de CD et 4 projecteurs vidéo

 

D’après le « journal en désordre ou la poursuite des sons du quotidien »

 

Depuis l’automne 99, j’ai entrepris la composition d’une nouvelle série d’œuvres dont le titre général est « Exploitation des concepts ».

Il s’agit justement, d’utiliser les concepts expérimentés durant toute ma vie de compositeur, et ceci dans toutes les directions possibles. Aussi bien en écriture instrumentale, qu’en électroacoustique, en vidéo, en installation multimédia, en utilisation des nouvelles technologies aussi bien que des anciennes, en composant des œuvres concertantes c’est-à-dire d’une durée compatible avec l’idée du concert, ou non-concertantes, c’est-à-dire dont la durée est dite « indéterminée ».

Ces Exploitations vont dans toutes les directions : la Tautologie, les cycles superposés, le minimalisme des Presque Riens, les architectures du hasard, l’anecdotique, la narration, les sons du quotidien, l’art pauvre, les souvenirs, etc., tous ces concepts qui sont passés dans mes préoccupations, mais que jusqu’alors je n’avais pas vraiment exploités.

 

L’utilisation des souvenirs n’est pourtant pas une chose nouvelle pour moi qui suis un récidiviste de l’autobiographie. Ce qui est différent ici, c’est l’installation du son et de l’image. De la même manière que je suis un compositeur-preneur de son, je suis là un compositeur preneur d’image. Cela veut dire que puisque je n’enregistre pas les sons comme un technicien, j’accepte ici ma particularité d’enregistreur d’images amateur. C’est en cela aussi que le quotidien, pas pittoresque pour un sous, apparaît comme sujet principal.

On y trouve les images de mon enfance, ma rue, mon métro ; les endroits où je suis passé et qui m’ont frappé au point de les enregistrer, certains villages d’Italie ou la mer au Portugal ; de mon présent aussi, les lieux de travail, mes objets-souvenirs, ma maison.

Le cycle des souvenirs signifie aussi que tous les éléments sont architecturés en cycles qui, en se superposant, produisent des rencontres hasardeuses. C’est pour cela que tout est tournant.

Dans ce tournement de l’image et du son, la mémoire est écrite dans un miroir déformant, mais où tout est vrai.

Peut-être…..

 

 

1er avril

suis-je bien clair ?

 

 

8 avril

J’ai donc imaginé six sources indépendantes qui pourront être perçues comme isolées, mais qui peuvent également se mélanger au point de créer un environnement global.

Ces six sources joueront indépendamment les unes des autres. Elles ne seront pas synchronisées, mais se superposeront dans le temps de façon hasardeuse, comme les bruits de la vie se superposent hasardeusement en arrivant dans nos oreilles, ou plus profondément, en arrivant dans notre intimité, dans le secret de notre tête.

Six sources, cela veut aussi dire six CD, ou six fois environ 70 minutes. Environ, cela veut dire qu’il n’y aura pas la même durée de son, chaque disque sera de durée différente afin que, bouclés sur eux-mêmes, la superposition des six CD ne soit jamais la même. Suis-je bien clair ?

 

La composition de chaque CD sera la même : ils seront composés de 4 éléments.

– 1) élément parole (voix, mots, fragments de phrase)

– 2) élément réaliste (bruits de l’environnement, plus ou moins reconnaissables)

– 3) silence (vides de dimensions longues et différentes)

– 4) élément son harmonique (sons « abstraits » ou instrumentaux, en nappe).

Donc, ces éléments vont se superposer dans le temps d’une façon hasardeuse et vont créer dans l’espace une surface changeante.

Ainsi se déploie un environnement courbe pour entourer le spectateur d’une symphonie de sons dont la composition aléatoire mélange le réaliste et l’imaginaire, le concret et l’abstrait, dans un voyage qui déplacerait les lignes harmoniques du corps.

 

 

8 juin

Le premier avril, j’ai commencé à inventer une méthode de travail. J’imaginais donc qu’il y aurait dans cette installation, des textes dispersés dans l’espace et dans le temps.

Ecrire des textes ne me semblait pas un problème, mais je voulais que l’idée même d’écriture obéisse aux données du hasard. Il me fallait donc trouver des règles de jeu.

Je me disais : et bien, je vais par exemple travailler avec 50 mots.

Voici ce que j’ai écrit le premier avril.

 

 

1er avril

50 mots.

Choisis au hasard dans un dictionnaire orthographique, selon une méthode inqualifiable (ce dictionnaire ne donne pas de définitions, ce sont seulement des mots).

Mais avant de commencer l’expérience, je trouve que cela ne suffit pas. Je décide de choisir 50 autres mots en me servant du Petit Robert, parce qu’avec lui on échappe à l’ordre alphabétique. En fermant les yeux on peut en effet pointer le doigt sur autre chose que le mot lui-même, sur l’explication, sur des synonymes, ou des contraires, etc…….. j’essaie……..

…………..

 

Cette deuxième liste est complètement différente de la première. Et comme je ne les ai employées ni l’une ni l’autre, je donne ces explications uniquement parce que je les trouve drôles mais pas seulement. C’est le processus qui amène à autre chose qui est intéressant.

Suis-je bien clair ?

J’ai deux cendriers : le cendrier classique, celui dont je me sers habituellement et que j’ai déjà décrit dans d’autres textes comme rond et profond, et un nouveau cendrier en forme de femme couchée.

8 juin

Le « cendrier » pour moi, est devenu un instrument de travail et il faut que je m’explique, pour ceux qui ne seraient pas au courant.

J’ai quelquefois des bribes d’idées, comme des morceaux de corps aperçus dans l’échancrure d’un nuage, et je ne sais pas quoi en faire, comment les dévoiler complètement. Mettre à nu mes idées. S’il s’agit de notes de musique, je trouve trivial de faire appel à des arrangements proposés par des techniques, comme le tonalisme, le modialisme, le sérialisme, etc… Par ailleurs, je trouve que le recours à ces techniques fait penser à la « dépendance au Père » comme on pourrait dire en psychanalyse. J’ai coupé ce cordon depuis longtemps et pris ma liberté. Cette émancipation du langage s’est trouvé synchronisée avec les différentes attitudes postmodernes des années 70.

Mais je ne vais pas raconter ma vie.

En raccourcis, je dirais que j’ai, dans les différents traquenards que je me suis proposés, récemment utilisé le cendrier.

En mettant des bouts de papier numérotés dans un cendrier, je pouvais en sortir n’importe quoi.
En effet, je pouvais décider que ces numéros représentaient des notes, mais ils pouvaient représenter aussi des rythmes, des instruments, mais aussi des objets sonores, des structures, mais aussi des sentiments, des états dramaturgiques, etc…

Ils peuvent aussi représenter des mots.

 

 

1er avril

Mon idée est la suivante. Je tire au hasard des mots ou des bribes de phrases,

Mon projet est d’en faire ensuite, en les reliant dans l’ordre où ils sont, un texte.

(J’ai maintenant deux cendriers : un de forme, disons abstraite, et une avec une femme couchée sur le bord d’une vasque qui forme sous son ventre, une grande courbe en creux. C’est dans ce creux de ventre que je cherche mon hasard.)

 

 

2 avril

Hier, j’ai tiré 101 mots ou éléments des deux cendriers.

 

 

26 avril

J’ai travaillé entre temps !

J’ai travaillé à la composition générale de la matière sonore. Le principe est d’avoir un certain nombre de trames harmoniques et tonales réparties sur toute l’installation sonore et incluant un concept de spatialisation des tonalités.

Je vais ici donner des explications, peut-être ennuyeuses, mais en tout cas, précises.

J’ai six points de sonorisation répartis sur trois niveaux. Chaque point est mis en branle par un CD, ce qui correspond à plus ou moins 70 minutes par point. Comme je dispose, ainsi qu’un certain nombre de compositeurs, de 12 tonalités, j’ai pensé bêtement que je pouvais répartir ces 12 tonalités par niveau. Ce qui veut dire sur un niveau : deux fois six tonalités.

J’ai commencé à faire des simulations et je me suis rendu compte que six tonalités en 70 minutes, multipliée par six, c’était beaucoup.

Alors j’ai essayé de voir si en tirant les tonalités du cendrier, je n’arrivais pas à un résultat moins systématique. J’ai donc tiré 3 fois 12 tonalités et je suis arrivé à avoir par le jeu du hasard, des répétitions de tonalité, car une fois celle-ci tirée, je la remettais en circulation dans le cendrier, lui donnant ainsi une probabilité de ressortir.

Suis-je bien clair ?

 

Je suis alors arrivé, non plus à 12 tonalités par niveau, mais à une fourchette allant de 5 à 10 par étage. Ce qui représente une répartition des tonalités complètement aléatoire dans l’espace.

Puis j’ai commencé à simuler le temps.
Combien de temps doit durer une trame tonale, combien de temps doit durer une ambiance réaliste, combien de parole et combien de silence, dans la durée totale de 70 minutes.

Composer cette durée.

Qu’est-ce que je peux faire là-dedans ?

Par exemple 2 prises de parole de 2 minutes, 5 ambiances réalistes de 4 minutes, et donc 6 sons harmoniques de 4 minutes ; ce qui fait 13 éléments et au total 48 minutes de son. Reste 22 minutes de silence. Si je mets un silence entre chaque élément sonore, il me faut 12 silences, chaque silence aura donc une durée de 1’50 ».

Ainsi je me suis rendu compte que les silences n’étaient pas assez longs, que la répartition de cette organisation sur les 6 points spatiaux risquait de faire une matière sonore trop confuse et qu’il était nécessaire de raffiner davantage, si possible !

 

Je me suis donc redonné 70 minutes et je les ai recomposées de la manière suivante.

 

Restons, me suis-je dit, à 2 prises de parole de 2 minutes, mais réduisons à 5 les ambiances réalistes de 4 minutes, et à 4 les sons harmoniques en les prolongeant à 5 minutes. Ce qui fait 40 minutes de sons et donc 30 minutes de silence. Mais comme il y a moins d’éléments, seulement 10, si on leur enfile un silence entre, ça fait 9 silences et chacun d’eux aura acquis une durée de 3’20 », ce qui est beaucoup plus aérien.

Suis-je bien clair ?

 

 

27 avril

Revenons aux tonalités.

D’après cette nouvelle réflexion, j’ai 4 trames harmoniques par CD, ce qui me donne 8 trames harmoniques ou tonales par niveau.

Maintenant je me pose de savoir s’il y a moyen d’organiser les tonalités d’une manière complètement irrationnelle, et comment elles peuvent se répartir dans l’espace de façon totalement hasardeuse.

J’ai retrouvé mon cendrier et j’ai tiré 6 groupes de 4.

Je suis arrivé au résultat suivant et qui peut se décortiquer de la manière suivante :

Constatons d’abord qu’il y a des tonalités qui ne sont pas sorties comme le Fa et le La b. Ce qui fait qu’il n’en reste plus que 10.

Ensuite il y en a qui sont plus sorties que d’autres : 4 fois Mi b et Sol b ; 3 fois Sol, Ré et Ré b ; 2 fois Mi et La ; et seulement une fois Si, Do et Si b.

Voilà où nous en sommes !

Tout ceci pourquoi ?

Essayer de se représenter comment peuvent fonctionner ensemble trois éléments en bosses (Parole – Ambiance – Tonalité) et un élément en creux (le silence).

Comment il y a dans ces 6 fois 70 minutes, à peu près moitié de sons (bosses) et moitié de silences (creux). Je peux imaginer que plus ou moins la bosse va venir habiter le creux dans l’organisation aléatoire du temps. Qu’un mélange de sons répartis dans l’espace va remplir les silences, eux aussi répartis dans l’espace.

Suis-je bien clair ?

Cette matière sonore sera mixte, puisqu’il y aura des rencontres de genre entre réalité, langage et harmonie et que l’organisation des silences va permettre aux sons d’être situés dans l’espace.

Mais aussi dans le jeu des tonalités décrit plus haut, cela va faire apparaître des harmonies préférentielles, créer des nappes tendancieuses vers le MI b et le Sol b, comme sorte de couleur ondulante de base, que la deuxième couleur sera le Sol, le Ré et le Ré b, on pourra considérer que ces 5 tonalités vont représenter un accord mouvant, une sorte de territoire sur lequel les autres éléments vont pouvoir se mettre en représentation ou dans lequel ils vont pouvoir jouer, et que les autres tonalités, comme le Si, Do et Si b, seront perçues comme des broderies et des insinuations.

 

 

28 avril

J’ai besoin de 10 mots par CD, ce qui fait à peut prés un mot toute les 7 minutes.

Au total 60 mots.

Plutôt que mot, il faudrait dire bribes de phrase trouvées au hasard du doigt dans le Petit Robert.

Ou les doigts sur le Robert.

10 mots dispersés pour chaque CD et 15 mots qui serviront à l’écriture des textes.

 

 

1er mai

J’ai décidé, après bien des calculs dans les détails desquels je ne rentrerai pas, qu’il y aura 4 textes, chacun en trois langues. Le tout réparti sur 6 CD, ce qui fait 12 places sur trois niveaux. Il reste à calculer comment les textes et les langues peuvent se mélanger dans l’espace.

J’ai fait encore beaucoup de simulations, explications dans lesquelles je ne rentrerai pas. Par paresse et aussi pour ne pas me laisser aller à la complaisance.

Écriture des textes.

 

 

8 Juin

Quand je parlais le 1er avril, de mes premiers essais avec 50 mots, c’était pour me faire la main. Maintenant j’ai acquis une pratique du dictionnaire extrêmement virtuose.

Je prends le Petit Robert, je ferme les yeux, je l’ouvre au hasard, je mets le doigt impulsivement sur l’espace de la page.

J’ouvre les yeux, je soulève le doigt, et je vois un fragment qui appartient à l’explication d’un mot, mais qui dans l’ouverture de mes yeux, m’apparaît comme un objet poétique.

suis-je bien clair ?

Par exemple je trouve sous mon doigt « en de longues vagues courbes », ou bien « semblable dessous » ou bien « qui prépare au milieu »…

Ces fragments sont pour moi les perles du hasard, il suffit de les relier en poèmes.

 

 

1er mai

D’une part j’ai les mots. 10 mots par CD, ce qui fait 60 mots (je devrais dire 60 fragments de phrases).

J’ai décidé de façon arbitraire, je ne peux pas dire autoritaire puisque je suis seul et que je choisis pour moi, de me servir des mêmes mots pour écrire les textes. Ainsi les mots sont d’une part dispersés et d’autre part rassemblés.

Ce qui fait 60 mots divisés par 4 égale 15 mots par texte.

J’ai choisi 3 langues. Le hollandais parce que je trouve cette langue très bizarre, le français puisque je suis français, et l’allemand parce qu’il y a plus de chance que cette installation se transporte en Allemagne qu’en Angleterre, par exemple.

 

Tous les textes sont dits par des voix de femmes.

La diction sera très travaillée, hésitante mais de façon arbitraire, cassée doucement par le temps, précipitée et distendue.

 

 

3 mai

Voix de femme qui dit tous les textes, même si ce sont plusieurs femmes, chacune dans sa langue.

Cette voix, c’est celle du ventre de la femme.

 

 

22 mai

Les ambiances réalistes seront très reconnaissables, ou moyennement reconnaissable, et même presque abstraites. Mais auront toutes un rapport avec la mémoire, l’intimité, ma vision subjective du monde qui m’entoure, avec mes souvenirs.

Chaque élément de 4 minutes, raconte une petite histoire et donne à entendre une dramaturgie. C’est une composition. C’est une manière de fouiller dans des sons que j’ai enregistrés il y a très longtemps, dont je ne m’étais jamais servi, que j’avais oublié, et que maintenant je recompose. C’est aussi enregistrer des choses de mon présent. C’est mélanger les temps. C’est un parcours.

Je fais des listes. Par exemple les éléments : la mer, le vent, le volcan. Les frottements : les tissus, la peau, le corps. La circulation : la ville, le train, les bateaux, les pas. Les paysages : les ambiances de nature, les bruits de la nuit. L’intérieur : les bruits de la maison, le maquillage, les musiques entendues au loin.

 

 

16 juin

D’après mon plan, je dois composer 24 « ambiances réalistes ».

Voilà où j’en suis. Je me rends compte que la réalité est plutôt suggérée que représentée. Mais le son est fait comme ça, pour envoyer une image fantasmatique que l’on sent bien appartenir à une réalité dont on aurait oublié la cause.

Suis-je bien clair ?

 

 

36 octobre

Alors on trouve une collection de mémoires.

Voici la rue Rollin où je suis né ;

Voici les Arènes de Lutèce où mes parents m’emmenaient « jouer » quand j’étais tout petit ;

Et la rue Mouffetard où j’ai fait mon marché pendant longtemps ;

Voici le jeu des grands papillons dont les battements n’ont qu’une réalité poétique ;

Et ici c’est la maison, ce sont nos bruits, notre porte, notre escalier, nos couverts. Mon intérieur ;

Voici le maquillage, j’ai toujours été fasciné par ces petits bruits que j’entends de loin;

A l’arrêt du tram à Amsterdam, assis dans l’abri, j’enregistre sans bouger tout ce qui passe devant moi ;

Voici la mer au Portugal pendant la révolution des œillets ;

Et Vintimille, le vieux village en équilibre sur la frontière ;

C’est aussi « Mystérioso » le thème de Thélonius Monk que j’ai retravaillé comme dans un rêve très flou ;

Bien sûr mes lieux de travail et les objets qui m’entourent ;

Et enfin le corps de la femme qui a toujours été le sujet de mon attention.