ANALYSES / RÉFLEXIONS

Le dit des Presque Riens

 

15 mars 1994

par Brunhild Meyer

Presque Rien illustre, ou plutôt insinue sans le savoir, une démarche « minimaliste » dont on parlera beaucoup dans les années qui suivent.

En effet, le Presque Rien N° 1 ou le lever du jour au bord de la mer, composé entre 1967 et 1970, est une pièce qui matérialise la rupture avec les pratiques électroacoustiques classiques. Elle revendique clairement (plus directement encore que ce qui a été appelé, après Hétérozygote, les musiques anecdotiques), le plan-séquence et l’image sonore fixe, sorte de diapositive qui donnerait à entendre une tranche de réel, comme méthode de travail, et comme moyen de se libérer des habitudes.

 

A l’époque, cette démarche se trouve en relation avec celle des peintres du pop-art et de l’hyperréalisme. Elle est en tout cas totalement différente de la démarche cadencée qui sévit en France et des différents mouvements européens. C’est peut-être ce qui explique que cette oeuvre ait eu un impact particulier aux USA et en Scandinavie, comme un concept nouveau, libérant la musique de tout un attirail de complexité déjà un peu fatigué.

 

Le minimalisme de ce premier Presque Rien coïncide dans les années après 68, avec les préoccupations des musiciens répétitifs, de retrouver les phases, ainsi que des prémices harmoniques qui vont déclencher la vague post-moderniste.

 

Luc Ferrari : « Presque Rien N° 1 ou le lever du jour au bord de la mer, ce sont des enregistrements que j’ai faits en Ex-Yougoslavie pendant l’été 68. Des amis m’avaient invité. Nous étions là tout un groupe.  Dans cette île de Korcula, dans le petit port de pèche de Vela Luka, nos amis venaient de partout, nous étions entourés de Slaves, de Croates, de Bosniaques musulmans, de Slovènes, il y avait une belle entente entre tous et je ne me souviens pas de la moindre inimitié ou agressivité entre eux… c’est pourquoi j’ai tellement de peine à comprendre. D’où vient cette haine, qui l’a fabriqué ? »

 

Si Presque Rien N° 1  est remarquable par son attitude radicale qui consiste à élaborer une « composition » qui ne contienne aucun son musical, dans Presque Rien N° 2  on retrouve des éléments qui ressemblent à de la musique, mais qui plongent l’auditeur dans un univers de rêve post-moderne. Ces éléments marquent le passage anecdotique du réalisme à la fiction, ou le moment où les sons de la nuit réelle sont perçus à l’intérieur de la tête du compositeur.

 

Pour Luc Ferrari, Presque Rien N° 2 est une étude sur la nuit et une psychanalyse de la perception qu’il en a. Et cette nuit-là se suffisait à elle-même, à tel point que son auteur l’avait oubliée dans sa boîte, oubliant de la publier.

 

Quelques années après, à l’occasion de la première publication par le GRM, il écrivait ceci :

« En cherchant presque rien je me suis rendu compte qu’il n’était pas facile d’en trouver, on pense qu’on va en trouver ici ou là mais non.

Un presque rien est un lieu homogène et naturel, non urbain, qui a des qualités acoustiques particulières (transparence et profondeur), où on entend loin et près sans excès, à l’échelle de l’oreille comme on dit à l’échelle humaine, sans technologie, où rien n’est dominant afin que les différents habitants sonores aient chacun leur parole et que la superposition de ce petit monde de vie ne fasse jamais qu’un presque rien. (…)

Description d’un paysage de nuit que le preneur de son essaie de cerner avec ses micros, mais la nuit surprend le « chasseur » et pénètre dans sa tête. C’est alors une double description : le paysage intérieur modifie la nuit extérieure, le composant il y juxtapose sa propre réalité. (…)

 

Mais ce qui est très curieux dans cette histoire de Presque Rien N° 2 c’est qu’après l’avoir terminé je n’ai plus pensé à le rendre publique, comme si cette chose était trop intime, comme si ça ne regardait que moi. Ça a duré deux ans. Un jour je me suis forcé à le réécouter et je me suis dit alors que je n’avais aucune raison de l’enfermer jalousement, qu’il fallait que je lui donne sa liberté, qu’il n’y avait aucune raison que cette nuit secrète ne voie pas le soleil. »

 

Si les deux premiers Presque Rien sont des sortes de nouveautés, pour ne pas dire incongruités dans le domaine musical, et sont intéressants aussi comme aventure et comme tel, ont quelque chose à arracher, à revendiquer, Presque Rien avec filles a comme particularité de ne rien amener de nouveau. Les vagues du minimalisme et du post-modernisme sont passées, les vagues des paysagistes sont aussi passées sans jamais faire aucune référence au travail de Luc Ferrari.

 

« Maintenant, dit-il, est venu le temps de voir les choses plus généralement, de faire les choses sans théorie, de ne pas avoir de systèmes, d’idéologie, de références, avoir le droit d’inventer ou d’emprunter, d’avoir le droit d’imiter ou d’innover, en refusant même l’analyse comme résurgence de la contrainte, c’est peut-être cela que j’appelle post-moderne. »

 

« Presque Rien  avec filles n’obéit plus à l’idée de lieu unique ou de temps unique, mais se situe dans une sorte de conte poétique, où les personnages sont des sons et où le récit n’est finalement pas raconté, où l’histoire ne se raconte jamais mais se déploie comme un paysage à fleur de sens. »

 

Luc Ferrari ajoute :

« Dans des paysages paradoxaux, un photographe ou un compositeur est caché, des jeunes filles sont là en une sorte de déjeuner sur l’herbe et lui donnent, sans le savoir, le spectacle de leur intimité. »

 

 

 

Presque Rien N° 1 ou le lever du jour au bord de la mer (1967-1970) — 20′

Presque Rien N° 2 « Ainsi continue la nuit dans ma tête (1977) — 21′

Presque Rien avec filles (1989) — 14′