Analyses / Réflexions

Exploitation du concept d’autobiographie  (20 octobre 1999)

J’ai depuis le début, composé autant de pièces instrumentales ou orchestrales qu’électroacoutiques ou acousmatiques. Pour plus de clarté et pour m’approcher plus précisément de mon sujet, je ne parlerais ici que des oeuvres électroacoustiques ou, plus généralement utilisant la technologie.

 

D’abord inconsciemment et de plus en plus consciemment, je me suis rendu compte que je travaillais dans le domaine autobiographique.

C’est donc rétrospectivement que je peux parler du moment où je suis entré dans ce concept. C’est vers 1962 alors que je travaillais au projet d’une pièce électroacoustique : Hétérozygote, que cela est arrivé. Je vais donc essayer d’expliquer comment le simple geste de sortir du studio pour chercher des sons à l’extérieur était significatif.

 

En effet, quelle était la situation à cette époque ?

Au Groupe de Musique Concrète, autour de Pierre Schaeffer et de Pierre Henry, le travail se faisait dans les studios de la Radio, l’institution : un technicien installait des micros pour enregistrer des instrumentistes, ou des objets divers et hétéroclites. Les sons étaient ensuite transformés, montés, multipliés avec les technologies du moment. Je réalisais en 1958 mes premières études.

Dans les studio de Cologne, autour de Herbert  Eimert, au sein de la Radio, institution également, les compositeurs s’affairaient, aidés d’assistants, sur les générateurs de fréquences, puis coupaient, montaient, transformaient et mixaient. Stockhausen composait ses premières oeuvres électroniques.

Un peu plus tard, à Milan, dans le studio de Phonologie, une autre institution, Luciano Berio enregistrait les vocalises extrêmes de Cathy Berberian, transformait et mixait, composait Homaggio à Joyce.

 

C’est à ce moment très particulier, 1955 – 1962, où l’effervescence de la création musicale s’appropriait la technologie pour expérimenter, détournant les machines pour fabriquer et composer avec d’autres sons, que j’ai senti tout naturellement que l’enregistrement ouvrait la porte à d’autres domaines et que ceux-ci n’étaient pas dans le studio.

C’est alors que j’ai commencé à utiliser le magnétophone portable pour collecter des sons de la société afin de les utiliser dans mes compositions. Ce qu’on s’est habitué à appeler et que l’on appelle encore paysage sonore ou soundscape. Ce qui m’a toujours semblé très restrictif.

 

Si je réfléchis à cela maintenant, je me dis qu’il s’agissait là d’une démarche radicalement différente et que j’étais peut-être le premier à la démarcher, ce qui m’a d’ailleurs valu beaucoup de critiques et a créé quelques brouhaha dans ces premiers ages de l’électroacoustique.

Comme pour affirmer mon idée, je me désignais avec dérision comme compositeur de « musique anecdotique ». C’était une boutade, fruit de l’inconscience, car il y avait là non pas une anecdote qui rendait la démarche superficielle, mais un réel emploi de la narration dans un monde encore tétanisé autour de l’abstraction. Il y avait surtout une idée plus complexe, plus particulière, peut-être plus neuve en ce qui concerne la composition musicale et qui avait à voir avec ce concept de l’autobiographie.

 

Je sortais donc du studio, avec un matériel portable qui était ma propriété, c’est-à-dire mes micros et mon magnétophone. C’était mon matériel et c’était moi.

Qu’on le veuille où non, j’étais là dans une situation originale de présence et de reconnaissance instrumentale qui faisait de moi, sans que je m’en rende compte, un artisan de l’autobiographie. J’était présent, je tenais mon micro, j’ouvrais l’enregistrement de mon magnétophone quand je le jugeais bon, je cueillais le son qui passait au moment où je le choisissais. Ce son était mon choix, mon moment de vie qui s’enregistrait sur mon matériel.

Autrement dit, pour le cas où la dernière phrase ne serait pas claire, ce geste était compositionnel dans la reconnaissance du son, même indécis, reconnaissant l’objet trouvé comme premier état d’une attitude émotionnelle, qui entraînait inéluctablement l’introduction du compositeur présent comme acteur en temps réel, donc comme autobiographe.

 

C’est lorsque j’ai commencé à travailler pour les département hörspiel (création radiophonique) des radios allemandes, à partir de 1970, que j’ai pris conscience de l’attitude autobiographique de mon travail électroacoustique. A tel point que mon premier Hörspiel était intitulé « Portrait-Spiel » (Jeu du portrait), et que tous ceux qui sont venus après, relatait la présence du compositeur comme observateur, non critique et assumé subjectif, du tissu quotidien.

 

Je ne pense pas vraiment insidieux le fait d’introduire insidieusement quelques remarques.

Je fais une distinction entre mes compositions électroacoustiques et mes compositions instrumentales. L’idée d’autobiographie dans mes partitions instrumentales demande des explications différentes et je me bornerai à parler ici, comme je le disait en commençant que de l’électroacoustique, donc de « l’autobiographie gestuelle de l’homme qui tient son micro ».

Par ailleurs, je fais une distinction ou plus exactement, je faisais une distinction mais j’en fais de moins en moins, entre composition concertante et composition radiophonique.

Dans une oeuvre concertante, les données autobiographiques sont généralement plus diffuses, tandis que pour moi dans un hörspiel, l’autobiographie est plus directe, et même je pourrait dire qu’elle est donnée au premier plan comme instrument de composition.

 

Hörspiel = Radio Art = Akustische Kunst.

Dans les départements Hörspiel des radio allemandes, on trouve aussi bien des dramatiques que des expérimentations assez poussées. En France, on s’est d’abord emparé du mot, puis on l’a traduit comme création radiophonique.

Lorsque j’ai rencontré en 1970, Hermann Naber de la SWF, il m’a dit que mes compositions comme Hétérozygote ou Music Promenade ressemblaient à des Hörspiels et il m’a demandé si ça m’intéressait de faire une production pour le département qu’il dirigeait.

 

Ainsi a commencé une de mes vies comme compositeur de hörspiel.

C’est pour mieux préciser mes idées en ce qui concerne l’autobiographie, que je vais essayer de décrire les Hörspiels que j’ai composés depuis ce moment-là.

 

 

Spiel-Portrait (1971)

Pour la Südwestfunk

Peut-être ce qui m’a semblé le plus différent d’une oeuvre concertante, c’était la durée : « vous pouvez faire aussi long que vous voudrez », j’ai fait 80 minutes.

L’histoire qui est  racontée là, se fait à travers plusieurs éléments présents en permanence et qui parcourent le temps en évoluant. Il y a un dialogue absurde entre le compositeur et son équipe de réalisation et qui représente l’apprentissage de la langue allemande par la méthode Assimil. Ce qui implique un jeu de langage et comment articuler une réflexion dans une langue étrangère. Il y a aussi une exposition par fragments des mes compositions des années 60, soit pris comme éléments dramaturgique, soit mis en critique au cours de performances publiques. Il y a le compositeur dans la ville comme preneur de son : le Musée d’art moderne, le match de foot, l’usine de cosmétique, le restaurant etc. Il y a enfin la critique de la réalisation par l’équipe de production (c’était l’époque).

On voit comment tous ces ingrédients illustrent ce que j’écrivais plus haut et comment ils sont liés à ma conception de l’autobiographie : c’est-à-dire l’auteur qui se sert de ses micros comme moyen d’observation subjective.

 

 

Jetzt (Maintenant) (1982)

(Maintenant, ou probablement mon quotidien il est là, dans la confusion des lieux et des moments )

Pour la Hessischer Rundfunk – 1 heure 45 minutes

Outre le fait d’utiliser comme dans le précédent Hörspiel mes compositions des années 70, le sujet est ici le chevauchement des lieux qui sont tous pris dans un temps présent qui lui-même devient trouble par l’artifice de la composition.

Les sons sont collectés à Francfort : le marché, le port fluvial, l’imprimerie du Frankfurter Allgemeine, les couloirs de la radio, la cantine etc. Les sons sont ramenés chez moi à Paris où je fais le montage et sont commentés pendant l’écoute qui vient des haut-parleurs de mon studio. Un passage se produit alors entre le son particulier des HP et le « son réel » en lecture des magnétophones, qui retransporte l’auditeur de nouveau à Francfort.
Le jeu du lieu et du temps se fait selon la formule d’Apulée dans « l’âne d’or  » : une histoire qui rencontre une autre histoire à l’intérieur de laquelle il y a une histoire qui rencontre encore une autre histoire et ainsi de suite, ce qui fait qu’on ne sait plus qui fait quoi et qui est qui.
C’est une manière différente d’utiliser l’autobiographie,  comme média c’est-à-dire, façon labyrinthe de transporter l’information.

 

 

L’escalier des aveugles (1991)

(Recueil de nouvelles)

Pour Art Sonora, Radio National de Espagna – 35 minutes

Ici le compositeur apparaît comme observateur et comme portraitiste, à travers une collection de courtes scénettes désignée comme « recueil de nouvelles »

Invité à Madrid, je décidais de faire une sorte de portrait sonore d’une ville que je ne connaissais pas. Comme je ne voulais pas être seul je demandais à être accompagné par des jeunes femmes dont le rôle était de me monter le ville en jouant à l’interprète. Les règles du jeu étaient strictes : « un lieu une belle, » comme on dit « la belle et la bête »  et chaque belle choisissant un lieu. Ainsi j’était conduit à travers la ville comme un aveugle devenu voyeur. La deuxième règle était de faire dans chaque nouvelle le portrait d’un endroit et de la jeune femme qui m’y avait amené. Enfin au niveau de la composition, de ne me servir que des sons enregistré dans ce lieu-là.  Aucun emprunt à un autre lieu n’étant permis.

L’idée de l’autobiographie est indiquée par la présence permanente de l’auteur qui est ici indissociablement liée à celle du micro. Je pourrait même dire que la relation micro – voix du portraitiste et micro – voix de la portraiturée est signifiée comme sujet prépondérant de chaque nouvelle, puisque cette relation particulière et acoustique à pour objet de décrire l’invisible.

 

 

Selbstportrait oder Peinture de sons ou bien Tonmalerei (1996)

Südwestfunk – 55 minutes

Le titre indique sans ambiguïté que l’autoportrait est le sujet même de cette réalisation. Le sous-titre qui se dit « peinture de sons » indique quant à lui une manière qui fait allusion à la peinture hyperréaliste.

Cette réalisation est illustrée musicalement par des compositions des années 80 et 90 qui viennent relativiser le réalisme des situations. Des jeux de paroles, des conversations cherchent à circonscrire cette situation autobiographique en exprimant des distances par rapport au narcissisme qui pourrait apparaître. Et comment l’autobiographie prise comme  instrument de travail, n’est pas là pour cultiver l’ego, mais au contraire, en partant d’une subjectivité sensible,  pour peindre l’extérieur de soi.

 

Far West News (1999)

Pour la Radio hollandaise NPS, Hilversum.

3 épisodes, chacune de 30 minutes

Dans ce travail l’autobiographie n’apparaît que comme moyen pour décrire un voyage. Au départ, l’idée était quelque chose comme :

Un compositeur ayant eu une vie bizarre, remplie de compositions instrumentales et électroacoustiques, spécialiste du micro voyageur, a le projet de faire un parcours aléatoire dans le sud-ouest américain.

C’est au moment de la réalisation que je me rends compte de ce qui se passe.

Cela n’est ni un reportage, ni un paysage sonore, ni Hörspiel ni oeuvre électro, ni portrait, ni une exposition d’enregistrements du réel, ni une transgression de la réalité, ni une narration impressionniste, ni etc.., c’est une composition.

J’ai alors pensé que mes « compositions radiophoniques » étaient une nouvelle manière d’écrire un livre biographique. C’est pourquoi, j’ai aussi appelé ça poème sonore autour d’un voyage réel tant il se peut que la poésie joue avec la réalité comme d’un accordéon, que la composition dans certains cas, surtout dans le mien et progressivement dans ma vie, est un jeu pervers avec la vérité.

 

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Que dire encore… que l’autobiographie est une préoccupation bien réelle, qu’elle prend sa place lentement dans ma vie, qu’elle n’est pas volontaire mais qu’elle se pose en « installation » et joue dans la création le rôle de l’excitateur de l’imaginaire.

 

Quoi d’autre ?